19 avril 2008

Ce dont l’Afrique devrait s’inspirer en Europe

Chacun sait que les nations africaines ont été modelées par les puissances coloniales tant dans leurs frontières que dans leurs modes de pensée. Résultat, l’Afrique est divisée en plus de cinquante états, certaines ethnies sont coupées en deux par des frontières tandis que des tribus d’origine ethnique variée sont assemblées au sein d’un même état où elles sont supposées former une seule et même nation, munie d’un drapeau, d’un hymne national, d’une ambassade dans quelque 190 nations à travers le monde et surtout d’une forte identité nationale, plus forte que les appartenances tribales. L’Europe et les Etats-Unis demandent aux chefs d’état africains d’adopter littéralement la démocratie à l’occidentale. C’était le sens du célèbre discours de François Mitterrand lors du sommet franco-africain de la Baule en 1990. C’était plein de bonnes intentions. Le problème, c’est que même si la majorité des états africains avaient essayé d’appliquer cette théorie après l’indépendance, plus de la moitié ont été depuis déchirés par des guerres civiles opposant les différents groupes tribaux.
La paix et la stabilité sont en recul constant sur tout le continent, à tel point que les organisateurs du rallye Paris-Dakar ont dû cette année annuler l’épreuve après avoir éliminé un à un tous les pays du parcours en raison de l’insécurité et des menaces sur les concurrents.

Le dernier pays à se joindre à la liste des pays troubles n’est autre que le prospère Kenya. Un avocat de Nairobi explique: “Les milices Mau-Mau, qui ont joué un rôle decisif dans la lutte pour l’indépendance contre les Britanniques, provenaient essentiellement de la tribu Kikuyu. Jomo Kenyatta, le premier president du Kenya, était lui-même un Kikuyu. Les grands domaines abandonnés par les Britanniques et bien d’autres avoirs sont tombés entre les mains des Kikuyus. Ils se sont enrichis rapidement et cela a créé beaucoup de jalousie et de haine.”

Un habitué de ce genre d’actualité a aussi fait son retour : le Tchad, un pays divisé entre douze principales ethnies et où l’on parle plus de cent langues différentes. Après le départ des Français, le pouvoir était tombé aux mains de la principale ethnie, les Saras, originaires du sud du pays. Le principal chef du mouvement indépendantiste, François Tombalbaye, était un Sara et il avait gagné les premières élections à la régulière. Mais il se transforma rapidement en dictateur et le Nord musulman trouva rapidement cette domination du Sud insupportable. Les tribus du Nord s’emparèrent finalement du pouvoir. Provenant d’ethnies très minoritaires, ils se maintiennent au pouvoir au prix d’une dictature particulièrement violente.

On en conclura que la principale difficulté, c’est le traitement équitable des minorités. Soyons honnêtes, ce n’est pas facile en Europe non plus. Comme en Afrique, les forntières européennes ne respectent pas particulièrement les limites ethniques et de nombreux groupes minoritaires ont combattu pour leurs droits, parfois violement. Des exemples viennent immédiatement à l’esprit : les Basques, les Irlandais, les deux communautés belges, les ex-Yougoslaves…

Mais il y a aussi des points positifs qui ne doivent pas être négligés. Les Suisses, les Espagnols et quelques autres ont construit un système politique à partir d’entités plus ou moins autonomes. Il y a en particulier une histoire qui porte à espérer, car c’est une histoire de changement.

En avril 2007, le chancelier autrichien Alfred Gusenbauer essayait de mettre au point un accord honorable entre la Serbie et les Albanais du Kosovo. Sa proposition était de s’inspirer du modèle de la province semi-autonome du Haut-Adige, afin de trouver un bon statut pour les Serbes du Kosovo. En quoi cette province italienne est-elle exemplaire ? L’épisode est très largement oublié aujourd’hui et cependant, cette région germanophone d’Italie fut, dans les années soixante, au bord de la guerre civile. A la fin des années cinquante, un mouvement autonomiste s’était formé pour exiger la réunification de cette province – appelée Sud Tyrol en allemand – au reste de la province du Tyrol, située en Autriche. 361 attentats, surtout à la bombe mais aussi parfois à l’arme légère ou à la grenade, furent perpétrés entre 1956 et 1968 ; il y eut des morts. Aujourd’hui, comme le disait un ministre italien des affaires étrangères, Bolzano, la capitale du Haut-Adige, devrait être élue « capitale Européenne de la compréhension interethnique ». Que s’est-il donc passé ? En 1968, les questions difficiles furent mises sur la table au centre de rencontres de Caux en Suisse (www.caux.ch) : les vieilles querelles sociales et linguistiques, les blessures nouvelles ouvertes pendant le fascisme et la deuxième guerre mondiale, la défiance, né de l’application incomplète par le gouvernement italien des précédents accords d’autonomie, etc. L’esprit était non pas de négocier, mais de se connaître, de se comprendre et de chercher ensemble en conscience une issue positive pour tous.
Figure de proue d’une des délégations, le germanophone Silvius Magnago déclarait : "Après avoir vécu ensemble l'expérience de Caux, je suis persuadé que quand nous nous retrouverons en négociations, l'amitié aura fait disparaître les paroles acerbes d'autrefois." Le quotidien Il Giorno rappelle en 1969 "l'aide que le Réarmement moral a donnée à des hommes politiques des deux groupes ethniques lors des rencontres de Caux. Il en est résulté un nouvel état d'esprit qui a rendu possible la solution des problèmes du Haut-Adige lors de la présentation des propositions italiennes." En 1971, les parlements italien et autrichien approuvaient définitivement les lois organisant l'autonomie de la communauté germanophone. Le vice-chancelier autrichien Alois Mock a appelé ce processus « un événement dans l’histoire européenne », qui avait « valeur d’exemple, parce que les deux parties avaient respecté les principes démocratiques et renoncé à la violence. »
L’ancien ministre Claude Allègre avait donc bien raison d’appeler dans Le Point les puissances occidentales à cesser d’imposer des formes de démocracie inadaptées au terrain multi-ethnique africain et à garder toujours à l’esprit des notions telles que les droits de l’homme, conduisant ainsi à des démocraties articulées autour de provinces fortement autonomes où les identités tribales seraient reconnues et où les droits des minorités seraient garantis par les institutions.
Mais au-delà de cette quête nécessaire d’institutions plus adaptées, il doit aussi y avoir une volonté affirmée de coopérer et de vivre en paix, même si cela doit se faire au prix de quelques uns des privilèges hérités du passé. C’est la voix de la conscience et non de l’intérêt immédiat qui a guidé les leaders du Haut-Adige et leur a permis de transformer une zone de conflit en modèle de la compréhension interethnique. S’il y a une chose que les Africains peuvent retenir avec profit de l’expérience historique européenne, c’est bien ce type d’expérience à la fois morale et institutionnelle.