05 avril 2011

Vers une France libérée du passé colonial ?

Aurait-on retrouvé la France de 1789, une France généreuse, pétrie de principes et de désir de liberté ? C’est ce que peut parfois faire croire le soutien apporté par la France à la Tunisie et à la Lybie. Certes, l’élan est généreux. Mais dépasse t-il le domaine d’un éphémère élan du cœur ? Y aura-t-il un été après le printemps arabe de la France ?

En particulier, où est la cohérence entre le soutien aux insurgés libyens et le traitement réservé, dans notre pays, aux musulmans d’Afrique du nord ? Non contents de les avoir maintenus dans un statut d’indigènes de 1830 à 1961 – un statut de semi-servage en totale contradiction avec les principes de la Révolution française, non contents de les avoir projetés dans trois guerres franco-allemandes et une guerre coloniale (en Indochine) où ils ont acquitté le prix du sang pour une citoyenneté cependant toujours déniée, non contents d’être allés les recruter jusque dans leurs bleds pour leur proposer ces merveilleux emplois miniers, industriels ou de services peu enviables qui ont fait la prospérité de la France des trente glorieuses, non contents de les avoir parqués à cette occasion dans des cités grises et dégradantes, non contents de leur dénier aujourd’hui encore l’égalité des chances dans l’éducation et dans l’emploi, non contents d’avoir cultivé tout au long de ces deux derniers siècles une attitude de supériorité raciste et ethnocentrique, nous ajoutons aujourd’hui de nouvelles insultes à notre répertoire en pointant du doigt la présence des musulmans d’origine nord-africaine sur le sol métropolitain, en leur faisant porter calomnieusement la responsabilité de l’insécurité et du chômage, et en organisant au prix de la cohésion sociale et nationale de prétendus débats qui ne servent que des intérêts politiciens.
Les chefs d’Etat arabes, lorsqu’ils auront, demain peut-être, tourné le dos à la corruption et à l’arbitraire, ne seraient-ils pas en droit de nous interpeller comme nous interpellons naïvement les Turcs à propos de l’Arménie ou les Chinois à propos du Tibet ?
Les gouvernements français portent une lourde responsabilité : non seulement ceux qui sont précisément chargés de créer les conditions pour développer l’emploi et la sécurité sont défaillants – qu’il suffise de se comparer à l’Allemagne, un pays où il y a une très forte population d’immigrés turcs et nord-africains, et qui semble réussir là où nous échouons – mais encore ils essayent de faire diversion en accusant directement ou indirectement les musulmans de tous les maux, en manipulant le langage et en décrédibilisant même le dialogue. Les gouvernements étant élus par les Français, sur la base de programmes étudiés pour complaire aux électeurs, c’est évidemment une responsabilité qui repose sur tous les Français.

Cela tend à prouver que, collectivement, nous sommes restés colonialistes dans l’âme, entretenant une vision ethnocentrique et raciste du monde, attachés à nos intérêts économiques au point d’entretenir des dictateurs corrompus, et de soustraire au pauvre le peu qu’il a pour vivre pour donner davantage encore au riche.

Et cependant nous nous plaisons à décrire notre pays comme celui des droits de l’Homme - et nous avons pris le parti de la Révolution en Afrique du nord. Nous sommes donc aussi un peu révolutionnaires. Mais reconnaissons que pour le moment, si nos paroles sont émaillées de principes démocratiques, moraux ou sociaux parfois grandioses, nos actes sont le plus souvent encore marqués par l’égoïsme, le racisme et la mesquinerie.

Ne serait-ce pas le moment d’aborder, à l’occasion du printemps arabe, la vraie question : qui sommes-nous et que voulons-nous ? Sommes-nous les héritiers de ceux qui ont massacré des milliers de personnes, entre autres en Algérie, au Niger et au Tchad lors de la conquête coloniale, à Sétif et Guelma en 1945, à Madagascar en 1947, au Cameroun de 1955 à 1960, et de ceux qui ont laissé faire le génocide rwandais ? Sommes-nous les héritiers de ceux qui, via le code colonial, ont entretenu la féodalité et développé le clientélisme dans les pays soumis à l’autorité de la France ? Sommes-nous de ceux qui, en Algérie pendant 130 ans, ont fait d’une appartenance religieuse - l’appartenance à la religion musulmane - un statut inférieur ? Ou bien sommes-nous les représentants d’une France qui a changé de priorités, attachée avant tout aux droits de l’Homme, à la démocratie, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, à la justice internationale, au développement durable pour tous ?

La réponse devrait être évidente et pourtant elle ne l’est pas. Le point commun entre le passé colonial et le présent, c’est l’égoïsme et le désir d’accumuler les richesses fût-ce au prix des principes les plus sacrés. Un peu d’intérêt bien compris est certes nécessaire, mais si nous voulons choisir les droits de l’Homme et non la continuation d’une attitude coloniale, nous devons aussi manifester individuellement et collectivement qu’à partir de maintenant, si nous sommes certes toujours intéressés par la croissance et la prospérité économique, nous ne sommes plus d’accord pour que ce soit à n’importe quel prix, et en particulier pas au prix de nos propres principes démocratiques. Comme le disait le rabbin Hillel l’ancien il y a 2000 ans : « Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ? Mais si je ne suis que pour moi, que suis-je ? Et si pas maintenant, quand ? » Autrement dit, si nous voulons faire partie de la construction d’un monde plus juste, il faut prendre la question maintenant.

Première étape : partager les données historiques et actuelles. Reconnaître en toute simplicité que quels qu’aient été les apports de la colonisation tant aux régions colonisées qu’aux colonisateurs, il était en tous cas injustifiable de maintenir pendant 130 ans la population musulmane d’Afrique du nord dans un statut d’infériorité institutionnel, alors même que le projet colonial était, au moins en Algérie, d’annexer définitivement le territoire. Enseigner plus en détail l’Histoire de la colonisation au même titre que les autres périodes de l’Histoire de France comme la Révolution française ou les guerres mondiales.

Deuxième étape : pour éviter toute hypocrisie, il sera nécessaire de mettre fin au tabou sur les statistiques ethniques et religieuses en France. On ne peut pas continuer à prétendre que ce qui constitue en réalité le principal levier de discrimination en France n’existe pas et que tous sont en fait égaux. Seul ce qui se mesure s’améliore.

Troisième étape : définir des actions ciblées pour établir graduellement en France une égalité de droits et de devoirs, de bénéfices et d’exigences envers tous les citoyens. Par exemple exiger de la part des entreprises appelées à concourir pour des marché publics un label diversité reconnu et certifié ; intensifier les actions de formation linguistique et professionnelle permettant de développer l’employabilité et l’initiative des personnes issues de famille originaire des anciennes colonies françaises ; simplifier l’organisation des agences d’Etat et responsabiliser les agents de l’Etat sur les résultats en matière d’intégration et d’égalité entre citoyens. Si la mesure du produit national brut peut être remplacée par celle du bonheur national brut, alors une mesure de cet aspect qualitatif de l’intégration est certainement possible.

Il est temps de marquer que les Français ne sont plus un peuple colonialiste mais sont clairement pro-démocratie. C’est possible si les citoyens, donc chacun de nous, le décident – pour tout ce qui est à leur niveau - et l’exigent lors des élections – pour tous ce qui dépend des décideurs politiques. Un tournant très net à notre politique intérieure permettrait sans doute de retirer de notre engagement en Lybie un très grand bénéfice en termes de politique internationale.