29 août 2005

Qu’est ce que l’Europe ?

Posez la question autour de vous : qu’est ce que les Européens ont en commun ? Les trois réponses apportées spontanément par le public sont : "la race", "la religion", ou "un territoire". Malheureusement, la première de ces réponses est à l’évidence absurde, car la population européenne est profondément hétérogène, tant du fait d’innombrables apports extérieurs que de la diversité des tribus autochtones. La seconde est plus insidieuse car la grande majorité des Européens relève d’une tradition religieuse chrétienne. Mais l’Europe n’a jamais été unifiée du point de vue religieux et des minorités non chrétiennes ont toujours vécu en Europe : Judaïsme, Islam, mais aussi paganisme originel, largement présent en Europe du nord pendant toute la première moitié de l’ère chrétienne.

Enfin, on ne peut guère se fier à une définition territoriale de l’Europe. Sa limite orientale a longtemps été fixée sur la Volga avant d’être repoussée à l’Oural par les géographes russes, une acception adoptée par les géographes et par les politiques (y compris le général De Gaulle.) Dans le prolongement de l’Oural, les territoires situés sur la rive ouest de la mer Caspienne sont européens aussi ; il s’agit de l’Arménie, de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan. C’est là que se situe le point culminant de l’Europe, l’Elbrouz (5642 mètres d’altitude). L’Asie mineure apparaît ainsi comme une enclave en territoire européen, avec l’Arménie et la Géorgie à l’est, l’Ukraine au nord, Chypre au sud et la Grèce à l’ouest. Doit-on dire "Yekatarinenburg n’est pas en Europe" mais "Perm est en Europe", ou "Izmir n’est pas en Europe" mais "Larnaca est en Europe" ? Cela paraît un peu scolaire.

En réalité, ce que les Européens ont en commun, c’est la conjonction d’un passé tumultueux et fécond et d’un engagement collectif à changer le monde.

Les grandes étapes de ce passé commun sont bien connues : l’Empire romain, la Réforme, la Guerre de Trente Ans et l’invention de l’état-nation, l’expansion coloniale, les deux guerres mondiales du 20ème siècle.

Quand on parle d’Europe, il faut sans cesse rappeler que l’empire romain a été la première puissance politique à dimension continentale. Son héritage est si énorme que nous l’ignorons parfois, roulons à notre insu sur d’anciennes voies romaines, ou admirant d’innombrables monuments médiévaux bâtis avec des pierres prélevées sur des édifices romains, de même que notre éducation ou notre Droit sont plus souvent que nous ne le pensons ancrés dans le substrat romain. Mais comment les Latins, cette modeste peuplade du centre de l’Italie, ont-ils pu étendre leur territoire à toute l’Italie puis à un empire gigantesque, et exister politiquement pendant un millénaire ? N’y a-t-il pas là un enseignement fondamental pour la construction européenne ?

Rome a tout simplement offert aux peuples conquis la chance de s’intégrer à l’Empire romain. Par l’effet de cette politique initiée par un empereur italien mais non latin (Vespasien), Rome a été la première puissance mondiale à tourner le dos à la notion d’ethnicité, et à offrir aux peuples conquis non pas la perspective de la colonisation au profit du vainqueur mais la perspective d’un partage des fruits de la paix et de la prospérité. La citoyenneté romaine est attribuée à de larges catégories de population parmi les peuples conquis. L’empereur n’est pas toujours d’origine romaine (l’empereur Antonin est gaulois) et, sauf de rares absurdités fiscales – eh oui, cela existait déjà, la prime à l’intégration dépasse largement le bénéfice d’un soulèvement. Les grandes invasions elles-mêmes représentent la forme extrême d’une revendication du droit à s’installer en territoire romain plutôt qu’une tentative de destruction de l’acquis romain. Parmi les Barbares qui ont réussi leur entrée dans le monde romain : les Francs, installés en Gaule romaine, partageant les terres et les biens avec les habitants précédents, en se gardant bien de détruire la prospérité qu’ils sont venus chercher.

Quel dommage que la France du 19ème siècle se soit détournée du modèle latin, sans doute dans un sursaut de tribalisme franc, et n’ait accordé la nationalité française qu’aux habitants chrétiens et juifs de l’Algérie, créant ainsi les conditions du déclenchement du futur conflit d’indépendance, la prime à l’intégration devenant inférieure au bénéfice espéré d’un soulèvement. Le terrible décret Crémieux (24/10/1870) a cru bien faire vis-à-vis de la population juive, mais, lésant gravement les intérêts de la population musulmane, il aurait dû être attaqué et prononcé inconstitutionnel, contraire à la déclaration des Droits de l’Homme de 1789 !

Le débat si malencontreusement provoqué par le président de la Convention européenne sur les limites de l’Europe trouvera, nous l’espérons, une solution pragmatique : peu importe où les limites de l’Europe politique passeront, du moment que les principes fondateurs de l’Union sont clairs, appliqués et respectés par tous, sans faire acception de personnes, de religion ou de "civilisation".