18 novembre 2007

Corruption: il est temps de passer à l’action

La misère des deux milliards d’êtres humains qui vivent dans le dénuement privés de tout espoir d’amélioration nous émeut. Et c’était nous qui étions les principaux pourvoyeurs de misère dans le tiers-monde, les organisateurs de cet holocauste silencieux ?

Il y a une génération et demie, certains de nos compatriotes ont activement contribué à mettre sur pied le pire génocide de l’histoire européenne, tandis que la majorité silencieuse détournait le regard. « Nous ne savions pas, et quand bien même nous aurions su, nous n’aurions rien pu faire. » Telle est l’explication le plus souvent avancée. Pourtant, cela n’a pas été le cas au Danemark, où toute la population a arboré l’étoile jaune, privant du même coup les Allemands de toute possibilité d’identification et d’arrestation des Juifs. Ca ne s’est pas passé non plus comme ça au Chambon-sur-Lignon, ce village de Haute-Loire où quelques centaines d’habitants ont caché et sauvé des milliers de Juifs. Ces simples citoyens agissaient sous le leadership inspiré de leur pasteur, dont force est bien de constater qu’il savait, lui, ce qui se passait en Allemagne, parce qu’il y avait été attentif depuis longtemps. On pouvait savoir beaucoup de choses - et deviner le reste -, on pouvait faire beaucoup de choses.

Aujourd’hui, c’est la corruption qui est mise en évidence de façon incontestable comme l’une des causes profondes de l’instabilité mondiale et de la pauvreté, mais nous avons tendance nous aussi à détourner le regard. En 2005, un livre baptisé « le talon d’Achille du capitalisme » a été publié par Raymond Baker, un consultant auprès de think tanks américains, le CSIS et la Brookings Institution. S’appuyant sur une documentation encyclopédique, il démontrait que les flux financiers de la corruption en provenance des pays pauvres sont dix fois plus importants que les flux correspondant à l’aide au développement. Cet argent arrive dans nos banques au travers des paradis fiscaux. Des dizaines de chefs d’état ont volé effrontément des sommes dépassant le milliard de dollars, depuis Mobutu qui se faisait livrer directement des sacs d’argent par la banque centrale zaïroise jusqu’à Suharto qui allait jusqu’à piller les fondations charitables indonésiennes. Les entreprises ne sont guère en reste, comme par exemple Gazprom, qui réussissait l’exploit de détourner vers des paradis fiscaux jusqu’à 100% des paiements de certains contrats gaziers, ou bien comme de nombreuses multinationales américaines qui ne paient d’impôt sur les sociétés ni aux Etats-Unis, ni dans aucun des pays où elles opèrent.

L’an dernier, dans son best-seller « La force qui nous manque », la juge Eva Joly nomme les hauts responsables condamnés dans l’affaire Elf qui profitent toujours de la vie, confortablement installés dans les biens acquis avec de l’argent volé, leurs condamnations pénales étant suspendues ou tout simplement non appliquées. Elle met aussi en cause le rôle de certaines entreprises françaises en Afrique.

Cette année, Jean Merckaert and Antoine Dulin, qui travaillent pour le CCFD, ont rendu public un rapport explosif sur « les biens mal acquis : la fortune des dictateurs et les complicités occidentales. » Dans ce rapport, ils font la liste des biens immobiliers ou autres achetés avec de l’argent sale, avec la liste de leurs propriétaires ! S’appuyant sur ce travail, un deuxième rapport publié par un collectif d’associations a dénoncé le rôle des paradis fiscaux : « Ils rendent difficile la localisation de l’argent volé, à cause du secret bancaire et des structures juridiques (fondations, sociétés écrans…) destinées à cacher l’identité des véritables propriétaires des fonds. Ils encouragent le blanchiment de l’argent issu d’activités criminelles. Ils permettent le transfert rapide des fonds en des lieux où la justice n’a aucun accès… Ces paradis fiscaux n’existent toutefois qu’avec l’accord des grands marchés financiers. La moitié des paradis fiscaux offshore dans le monde dépendent du Commonwealth ; l’état du Delaware aux Etats-Unis peut être considéré comme un paradis fiscal et judiciaire ; l’Europe abrite le Luxembourg, la Suisse et le Lichtenstein, et la France tolèrent deux des pires paradis fiscaux au monde, Monaco et Andorre. »

Le bât blesse encore plus lorsque Raymond Baker met le doigt sur les promoteurs de cette économie souterraine : il s’agit le plus souvent de très grandes entreprises des pays du G8. Les grandes banques particulièrement sont tellement investies dans une concurrence sans merci qu’elles ont prêtes à tout pour capter les fonds disponibles de par le monde, quels qu’ils soient, quitte à délivrer les services nécessaires pour masquer la réelle provenance des fonds. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis, les grandes banques ont d’ailleurs combattu avec la dernière énergie la mise en place de règles de transparence plus strictes au moment où tout était mis en œuvre pour empêcher l’argent sale de venir alimenter le compte d’entreprises terroristes – qu’importe si au passage, cette attitude fait le lit de la criminalité internationale.

Alors quel pourcentage de notre revenu national acceptons nous de voir provenir du trafic de stupéfiants, de la prostitution, de l’esclavage et de la traite d’êtres humains, du chantage et de l’extorsion de fonds, de l’exploitation de la misère humaine ou de transferts du plus pauvre au plus riche ? Sommes nous prêts à vendre nos âmes au Diable en continuant à échanger nos principes contre un surcroît de richesses ? Si la réponse est non, alors la corruption et les pratiques qui la facilitent doivent être combattues de manière plus résolue, au moyen de mesures concrètes allant de la limitation du secret bancaire et l’impunité judiciaire à la révision des lois qui légalisent la gestion de fonds provenant d’activités criminelles menées à l’étranger. Les multinationales devront se voir imposer la publicité de leurs impôts dans chacun des pays où elles opèrent. Les gouvernements, les institutions internationales – notamment la Banque Mondiale -, les universités et les écoles de commerce devront unir leurs forces et prendre les initiatives pertinentes dans leurs domaines respectifs.

Cela peut nous mener loin. Les faits recueillis dans le combat contre la corruption montrent qu’au fond, la philosophie dominante dans le monde des affaires ne compte toujours que deux principes fondamentaux : le premier est que tout peut être réduit à un calcul économique et le deuxième que tout ce qui concourt à la croissance de l’Entreprise est une bonne chose, quelles qu’en soient les conséquences juridiques ou humaines. Ce capitalisme cynique est profondément incompatible avec les valeurs essentielles de nos sociétés démocratiques : les droits de l’Homme et la dignité humaine, voire – s’il y a lieu – avec nos convictions religieuses fondamentales. C’est ce même type de double système de valeurs qui a permis en son temps la montée du nazisme et la mise en place des camps d’extermination.

La question est de savoir si nous allons agir en temps voulu cette fois.