11 janvier 2015

Merci pour ce moment républicain, ou comment nous n’avons jamais atteint la Place de la République


14h00 : départ de notre banlieue sud. Les parkings sont blindés autour de la gare de RER et plein de gens convergent à pied armés de bonnes intentions républicaines. Le RER va être un four, en on n’y entrera pas comme dans un moulin… Dans ce cas, tant pis, on attaque l’autoroute du sud en voiture. Pas un chat (merci Bison Futé). Stationnement près de la porte d’Orléans dans un lieu qui restera secret (à la campagne, on ne donne pas ses coins à champignons, parce que sinon il n’y en a pas pour tout le monde, alors je ne vais tout de même pas vous dire où je me stationne…)
14h30, métro Porte d’Orléans, 2ème station de la ligne, on s’écrase sur les malins qui sont montés en tête de ligne. A la station suivante montent les derniers qui arriveront à s’insérer dans le wagon, en poussant à l’extrême les limites de compressibilité du corps humain. Après 20 minutes de trajet pénible mais dans un bon esprit (sauf pour deux touristes chinois égarés sur la piste d’un musée et qui sont un peu surpris de trouver le métro de Paris plus bondé que celui de Shanghai un dimanche), on a
choisi de s’éjecter à la station Etienne Marcel, pour éviter la foule de Réaumur-Sébastopol. Et ça marche ! On enfile dans la large avenue de Turbigo, qui doit nous amener tout droit au but, on franchit allègrement les premiers hectomètres avec pour seul obstacle la traversée du Boulevard de Sébastopol où quelques automobilistes peinent déjà quelque peu à faire respecter leurs droits…

15h00 : tout de suite après le Boulevard de Sébastopol ça se densifie drôlement. Les gens commencent à faire du sur-place. Comme il est 15 heures, on imagine naïvement que la tête du cortège doit s’ébranler au même moment en direction de la Place de la Nation et qu’après avoir piétiné une bonne heure, on va pouvoir emboîter le pas. Que nenni ! Tout le monde est à l’arrêt, dans une ambiance bonne enfant avec des vagues d’applaudissements, ici et là une Marseillaise chantée très faux (comme il se doit), des parents avec des poussettes qui insistent pour traverser le cortège d’est en ouest ou l’inverse, des panneaux polyglottes « Ja jsem Charlie, ich bin Charlie, yo soy Charlie, etc… », des panneaux humoristiques, engagés, des panneaux avec des crayons de couleur, une ou deux « unes » de Charlie Hebdo, beaucoup d’enfants, le sentiment partagé d’une grande victoire du peuple sur le terrorisme…
16h00, on a fait trois cent mètres en une heure, on est au métro Arts et Métiers, il resterait quatre cent mètres à faire pour atteindre le départ de la manif. En déployant des trésors d’ingéniosité, on gagne encore cent mètres, pour rencontrer un flux sans cesse plus important de personnes qui rebroussent chemin : la police aurait barré l’accès à la place de la République car il y a trop de monde. En voilà une manif bien organisée ! En parlant de police, malgré tout le battage sur son déploiement massif, je n’ai toujours pas vu l’ombre d’un CRS… Heureusement les courageux combattants du califat n’ont pas osé se montrer… En revanche, on a vu les pompiers, qui ont dû traverser plusieurs fois la foule avec leurs ambulances. Toutes sirènes hurlantes, ils ont pu se frayer un chemin assez rapidement malgré la densité du cortège. Je me demande s’ils ont entendu les gens les applaudir... Pas convaincus par tous ces défaitistes qui rebroussent chemin, nous insistons un peu dans la direction de la République, on est venu pour ça, après tout. Mais, seuls contre tous, le découragement finit par nous gagner, nous faisons demi-tour et nous nous jettons dans la première rue à gauche pour quand même essayer de converger vers la Nation ; tiens, à défaut de Boulevard Voltaire, on est rue Volta ; c’est la marche républicaine du pauvre ?
16h30 : ayant fait volta-face (désolé, le coup est parti tout seul), nous venons donc de renoncer à notre objectif qui était de marcher de la République à la Nation pour soutenir la démocratie et les droits de l’Homme. Mais la rue Réaumur nous tend les bras, puis dans son prolongement la rue de Bretagne, et enfin la rue Froissart. Nous nous jetons dans cette direction et débouchons Boulevard Beaumarchais. Là une foule impressionnante défile … en direction de la Bastille et non de la Nation… Obstinés, nous enfilons une rue latérale pour rejoindre le boulevard Voltaire. Longue de quelque quatre cent mètres, la rue est occupée à moitié par rien moins de vingt-huit fourgons de CRS tous moteurs tournants… On tousse. Il faudrait interdire Paris aux fourgons de CRS, Madame Hidalgo ! Et là, enfin, nous posons le pied sur le parcours de la marche républicaine, avec le même ravissement qu’a dû éprouver Amundsen en arrivant au pôle Nord (ou peut-être au pôle Sud).
17h00. Nous faisons donc enfin nos premiers pas sur le parcours de la marche républicaine proprement dite, sur les traces de notre Président et de ses 47 ou 48 collègues étrangers, qui sont passés par là il y a bien longtemps. Peut-être que tous ces gens aux fenêtres les ont vu passer ? En tous cas, les CRS sont maintenant plus nombreux que les arbres et des tas de barrières nous canalisent. La foule est compacte,  amicale, fraternelle. Un grand ballon bardé de slogans survole la manif.
Les Marseillaises se succèdent, dont une chantée juste ! J’entre en grande conversation avec un jeune homme. Il semble qu’on soit d’accord sur tout. Mais le pas est lent et la Nation est encore loin. Sept cent mètres plus loin, place Léon Blum, face à la mairie du 11ème arrondissement, on fait le point. La plante des pieds de certains commence à donner des signes de fatigue, il faut rentrer. Une petite marche vers le métro Ledru-Rollin (une station pas fermée) et nous voilà sur les quais bondés de la ligne 8 ; nous repartirons serrés comme des sardines vers la Porte Dorée, où plusieurs trams bondés nous passeront sous le nez – mais pourquoi ces trams tout neufs sont-ils si petits ? Le trafic des trams s’arrête d’ailleurs suite à un malaise, on attend les pompiers, je pars à pied vers la Porte d’Orléans et ramène la voiture… Quelques aléas plus tard, nous retrouvons notre maison, il est presque huit heures du soir et on a passé qu’une demi-heure sur une bien petite section du parcours. Merci pour ce moment républicain, M. Le Président, dommage que ç’ait été si court.
Comme personne ou presque n’a circulé aux endroits prévus au moment prévu, ce n’est pas étonnant que le comptage des participants soit difficile. Il faudrait une photo aérienne très précise, prise vers 15 heures pour tenir compte de tous ceux qui étaient stockés comme nous dans les rues avoisinantes. La télé a fini par dire qu’on était deux millions à Paris. C’est bien mais je suis presque déçu. Étant donné la désorganisation, je pensais qu’on était plus.

Plus sérieusement, ç’a été un moment fort de fraternité et d’unité, où tous se sont sentis inclus. Dans un tel moment, ceux qui ont rejoint la France depuis peu y trouvent leur place sans difficulté (comme cette famille d’origine indienne qui nous a copieusement marché sur les pieds pour s’assurer une place dans le métro).
La formule magique, ce n’est ni l’intégration ni l’assimilation, c’est l’adhésion. C’est l’adhésion aux valeurs républicaines et démocratiques qui a attaché très rapidement mes aïeux alsaciens à la France malgré des différences de culture et de langue très importantes avec la « France de l’intérieur ». C’est ce qui peut visiblement fédérer tout un peuple aujourd’hui au-delà de ses diversités.